Les journées internationales de mobilisation citoyenne et politique s’ancrent dans des épisodes importants de l’histoire que la conscience collective ne peut oublier et qu’elle se doit de commémorer pour inspirer un modèle de société de « libertés et de droits universels » . Celle des luttes paysannes est un symbole de résistance pour le droit paysan d’accès à la terre et de dénonciation des politiques agricoles dévastatrices suite au massacre de Del Dorado Dos Carajás, le 17 avril 1996. Une journée noire marquée par l’assassinat de dix-neuf membres du Mouvement des Travailleurs Sans terre (MST) brésiliens par la police militaire alors qu’ils revendiquaient une légitime réforme agraire, un droit de produire et de vivre dignement. En mémoire de leur combat, La Via Campesina Internationale déclara le 17 avril journée internationale des luttes paysannes.
20 années après le massacre de El Dorado dos Carajás , le sang des paysans et des paysannes continue de couler. Mais notre résistance est plus forte que jamais (Harare, 24 mars 2016)
Dans un contexte de marché globalisé, nous pouvons difficilement faire l’impasse sur ce qui se passe ailleurs en fermant les yeux sur ce qui se passe ici. L’Europe utilise 44 % de superficie en plus de son propre territoire hors de ses frontières. Une « empreinte terre » qui alimente une dynamique d’accaparement des terres traditionnellement dédiées à l’agriculture familiale vivrière par les grandes entreprises agro-alimentaires dans des pays qui luttent déjà afin de garantir leur sécurité alimentaire.
Si le sang des paysans ne coule pas à proprement parler en Belgique, la question de l’accès à la terre n’en est pas moins prégnante pour autant. En une génération, la Wallonie a perdu la moitié de ses fermes et de ses agriculteurs. Tandis que le nombre d’agriculteurs diminue de façon constante, la part du territoire wallon mobilisé par l’agriculture reste importante (42 % en 2015). Nous sommes donc confrontés à un phénomène de concentration des terres qui voit les petites fermes disparaître au profit d’exploitations de plus grande taille (en 25 ans, la taille moyenne par exploitation a doublé). Une tendance qui se reflète au niveau européen où 3 % des grandes exploitations (celles de plus de 100 hectares) contrôlent la moitié des terres agricoles.
Cette concentration progressive de la capacité de production aux mains d’une minorité de grandes entreprises agricoles s’explique par une série de choix politiques qui soutiennent une libéralisation accrue de l’économie agraire et le recours croissant au financement par endettement. La compétitivité qu’impose le libre marché ainsi que les exigences de ce marché dont dépendent les agriculteurs pour financer leur activité et écouler leurs produits, nourri une course à l’agrandissement d’échelle des unités agricoles qui est assumée par endettement. Cette mise en compétition est d’autant plus contraignante que les fluctuations des prix des matières premières sur les marchés mondiaux sont de moins en moins maîtrisées et que les politiques de subventionnement de l’agriculture se disloquent progressivement. Dans ce contexte et dans celui d’une mainmise croissante des « emprires » de l’agro-alimentaire sur tous les segments de la chaîne de production (des intrants à la distribution), les termes de l’échange se dégradent rapidemment. Les exploitations se voient donc dépendantes de systèmes de dopage par subventionnement (e.g les aides directes de la PAC).
La fuite en avant vers l’agrandissement des exploitations engendre une pression sur l’accès à la terre. Elle induit en effet une raréfaction de l’offre de terrains agricoles qui favorise la croissance de leurs prix. A cela, s’ajoutent divers mécansimes spéculatifs qui se développent à la faveur des crises bancaires et financières récentes qui ont fait de la terre une valeur refuge. La croissance des prix de la terre est aussi le fait de la concurrence avec d’autres usages : la construction, les cultures non-nourricières (e.g agro-carburants), l’accaparement de terres pour des projets d’agri-business. Il en résulte une déconnexion entre le prix de la terre et sa valeur d’usage. En Belgique, le prix moyen d’un hectare de terre agricole a triplé en 10 ans et il n’est pas rare qu’il atteigne 60 000 euros/hectare dans certaines régions.
Dans ces conditions, la relève semble impossible : en Walonnie, pour cent agriculteurs qui arrêtent, seul 36 se lancent dans la profession. A ce rythme, il n’y aura mathématiquement plus d’agriculteurs en Wallonie en 2035 ! Cette situation voit l’émergence d’une économie agraire à deux vitesses difficilement compatibles : D’un côté le modèle ultra-productiviste des fermes usines sur-endettées tenues par les lobbys de l’agro-alimentaire. Et de l’autre, des fermes familiales inscrites dans une logique d’économie relocalisée. L’accès à la terre est en effet un élément central de blocage, a fortiori, pour le développement d’une agriculture à taille humaine, nourricière, durable et locale en Europe et en Belgique.
Il apparaît donc évident que de 1996 à 2016, l’appel “pas de paysans sans terre, pas de terre sans paysans” ici et ailleurs, reste des plus actuels. Ce pourquoi en ce 17 avril, diverses activités auront lieu partout en Belgique pour porter ensemble cette lutte paysanne et ces dénonciations politiques.